vendredi 15 février 2013

On peut en faire tout un plat !

Fritz von Uhde, (1848-1911) Viens, Seigneur Jésus, sois notre hôte
Détail d'une huile sur toile de 130 x 165 cm - Berlin, National galerie 
À ce jour, soixante-treize bénévoles ont pris, chacun des trente-neuf derniers soirs, le temps du repas ensemble. Avec Christian, Nasser, Daniel, Pierrot et Cédric, « un temps de métamorphoses en tous genres : le besoin de se nourrir devient occasion de se poser, de sortir de la précipitation, de retrouver le goût, d'inaugurer une rencontre, de tenter une parole. »
Dès les premiers soirs, s'instaure l'habitude de commencer le repas par une bonne soupe chaude. Soupe au cresson de Véronique, soupe de lentilles et carottes de Françoise, soupe de légumes rouges de Laurence, velouté de courgettes de Barbara, soupe de lentilles roses de Juliette, soupe aux sept légumes d'Antoinette... Si manger de la soupe "fait grandir" -peut être-, partager le repas élève, c'est certain. «Que se passe-t-il à table, en plus des plats, si ce n'est une certaine manière d'y être Homme ?»
Christian prend tout son temps, Nasser a envie de fumer, Pierrot dévore tout ce qu'on lui propose.

Édouard Vuillard, Nature morte à la salade, vers 1887-1888
Huile sur toile 46 x 65 cm - Paris, musée d'Orsay
Tous se régalent du poulet au curry de Melchior, du hachis Parmentier d'Anne-Lorainne, des lasagnes de Chloé, de la blanquette de Sabine, du pot au feu de Damien, du boeuf à l'ananas d'Adèle et François, du veau orloff d'Antoinette, du poulet basquaise de Catherine... avec beaucoup de moutarde !

Comme l'écrit encore le philosophe Jean-Philippe Pierron (1), « le repas questionne la façon qu'a notre gastro-nomie d'articuler le gaster et le nomos, les appels du ventre et les lois culinaires. En effet, tantôt le repas oscille vers le ventre pour ne remplir que les estomacs, tantôt il nourrit de véritables communions.»
Pierrot aime beaucoup les gâteaux, surtout le gâteau au chocolat de Corinne et celui de Marguerite mais aussi la mousse de Sabine, la tarte aux abricots de Michel, le tiramisu à la Gabriel de Béatrice et Agnès, le gâteau aux noix de Marion et le fin gâteau aux zestes de citron de Juliette.  Le soir du vingt-septième jour, avec Christian ils tartinent le cake marbré de confiture...

Palma le Vieux, Sainte conversation, ca. 1525
Venise, Gallerie dell'Accademia
Ainsi que le raconte Henri, le huitième soir s'engage « une conversation avec chacun pour faire connaissance. » Bien que partagé par les accueillis et une étrange famille protéiforme des bénévoles différents chaque soir, le repas  « est l'heure de la conversation par excellence (...) justement parcequ'il s'agit d'un moment de partage, d'un instant où les mots comme les mets circulent généreusement. On se serre les coudes (au sens propre), on se nourrit des mêmes plats, des mêmes verbes.» (2)
Les premiers jours Pierrot parle un peu puis somnole, soudain pris par une douce torpeur ; Daniel raconte, Nasser parle de ses enfants. Pascale confie que le quatrième soir « les blagues fusaient, ponctuées par des silences où chacun savourait le plaisir d'être ensemble. »  Conversation : sortir de soi pour aller vers les autres, s'aventurer en terre inconnue. Quand, dans un climat de connivence soudain établi, surgit une confidence inattendue, un sourire volé à la dérobée, c'est peu et c'est beaucoup. « Qui sait même si nous ne l'aimons pas plus pour ses silences et ses non-dits que pour ses éclats ? » (2)

Empereur  chinois HuiZong de la Dynastie des Song du Nord (r. 1101-1125)
Pinsons et bambous, Rouleau, encre et couleurs sur soie -
New York, Metropolitan Museum of art
Le sixième soir Christian souhaite que tout le monde reste assis autour du café pour discuter.
Conversation : à sa naissance, le mot signifiait en latin "commerce", "fréquentation". Il désignait d'abord une façon d'être ensemble.
Le lendemain, Daniel, casque sur la tête -il écoute sa radio- mais une oreille au guet (la droite) participe à la conversation tout en donnant des nouvelles du monde : il sait dissocier les oreilles, explique Henri.
Pendant ce temps, Nasser montre une photo de sa fille.  Le soir du dixième jour, il est un peu amer et Pierrot un peu à l'Ouest. Le soir du dix-septième jour, Véronique écrit que Nasser a l'air assez malheureux, il semble que c'est l'anniversaire de sa fille ; mais aussi que Christian s'ouvre de plus en plus, c'est une vraie joie !

Gérard Adde, L'art de la conversation (La crainte soie), 2012
Sérigraphie sur bandes de papier journal de 6 à 8 mètres de long
Installation dans le chœur de la Collégiale Sainte-Croix, Loudun.
Lors du repas suivant, Damien raconte que Pierrot intervient parfois, en ponctuant des morceaux de phrases avec beaucoup d'à-propos. Christian écoute Jean-Éric qui raconte son métier, ses voyages. L'art de la conversation, c'est aussi l'art de savoir...se taire. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les traités de conversation insistaient tous sur cette nécessité d'être attentif à son interlocuteur et de pénétrer sa psychologie.
Le soir du vingtième jour, Christian et Angela ont une discussion animée sur des auteurs anglais et allemands.
Le lendemain, la conversation se noue autour du  vieux coffre-fort qui se trouve dans la petite pièce où nous partageons notre repas. Nous nous interrogeons : y aurait-il un trésor à l'intérieur ? Daniel pense que « non, bien sûr ! »  Pierrot dit « qui sait ? » Je pressens que plusieurs d'entre nous ce soir là songent au vrai trésor que nous tenons entre nos mains à cet instant.
Sur le mur de la pièce une affiche représente ce qui semble être une fresque des "femmes au tombeau". Je sais l'avoir déjà vue mais impossible de me rappeler où. Je pense à un peintre du quattrocento, Pierrot propose Léonard de Vinci : affaire à suivre...

Jane Austen - Gravure, 1873
Noel Collection Duyckinick
New York, Johnson, Wilson & Company
Le vingt-deuxième jour, Pierre nous apprend que grâce à Daniel, nous n'ignorons plus rien de l'incidence des balles à ailettes sur le comportement des sangliers. Daniel est un très bon conteur.
Deux jours plus tard la littérature anglaise occupe la conversation : Christian en est fou. Mais il considère que Jane Austen est une "lecture de filles".  Après discussion avec Laurence, il lira peut être Orgueil et préjugés.
Cédric est accueilli le jour suivant. Pendant le repas, il parle bien, se livre un peu, rit souvent et nous parle un peu en "ch'ti", assure Damien.
Daniel va se coucher quand on se met à parler littérature.
Le jour d'après, Cédric raconte qu'il connaît bien Nîmes. Daniel le taquine sur ses origines belges, Cédric reste stoïque.
«La parole capricieuse va, vient, repart, se perd en multiples méandres, on hésite, on se reprend, on se corrige, on ajoute ceci, puis ceci, puis cela à ce qu'on venait d'affirmer.» (2)
Le vingt-neuvième soir la conversation débute sous le signe des langues les plus surprenantes, Cédric a la palme de la rareté  ! Elle s'anime sur le projet de mariage en cours de discussion, puis retombe. Yves croit entendre passer un ange. Pierrot, lui, entend des voix d'outre-tombe...
Pendant le trente-cinquième repas, Daniel, plein de tact et d'ironie, galant envers les dames, ne tarit pas d'éloge sur les cuisinières. Le soir suivant, tout en participant à la conversation, il suit discrètement le match de l'oreille droite et nous informe de chaque but raconte Pascale.

James Ensor, 1899
Portrait de l'artiste entouré de masques
Komaki, Menard Art Museum
Christian, Nasser, Daniel, Pierrot, Cédric et nous qui les accompagnons sommes des êtres de paroles. La parole est libre, nous tentons d'accueillir l'autre avec sa différence et je songe aux mots de Jacques Prévert  qui, en 1931, écrit une Tentative de description d'un dîner de têtes à Paris-France : (3)
Ceux qui pieusement...
Ceux qui copieusement...
Ceux qui tricolorent
Ceux qui inaugurent
Ceux qui croient
Ceux qui croient croire
Ceux qui croa-croa
Ceux qui ont des plumes
Ceux qui grignotent
Ceux qui andromaquent
Ceux qui dreadnoughtent
Ceux qui majusculent
Ceux qui chantent en mesure
Ceux qui brossent à reluire
Ceux qui ont du ventre
Ceux qui baissent les yeux
Ceux qui savent découper le poulet
Ceux qui sont chauves à l'intérieur de la tête
Ceux qui bénissent les meutes
Ceux qui font les honneurs du pied
Ceux qui debout les morts
Ceux qui baïonnette... on
Ceux qui donnent des canons aux enfants
Ceux qui donnent des enfants aux canons
Ceux qui flottent et ne sombrent pas
Ceux qui ne prennent pas Le Pirée pour un homme
Ceux que leurs ailes de géant empêchent de voler
Ceux qui plantent en rêve des tessons de bouteille sur la grande muraille de Chine
Ceux qui mettent un loup sur leur visage quand ils mangent du mouton
Ceux qui volent des oeufs et qui n'osent pas les faire cuire
Ceux qui ont quatre mille huit cent dix mètres de Mont-Blanc, trois cents de Tour Eiffel, vingt-cinq de tour de poitrine et qui en sont fiers
Ceux qui mamellent de la France
Ceux qui courent, volent et nous vengent, tous ceux-là, et beaucoup d'autres, entraient fièrement à l'Elysée en faisant craquer les graviers, tous ceux-là se bousculaient, se dépêchaient, car il y avait un grand dîner de têtes et chacun s'était fait celle qu'il voulait. (...)


NOTES & LIENS
Illustration 1 : le tableau entier ici
(1) Jean-Philippe Pierron, né en 1964, il enseigne la philosophie à la faculté de philosophie de l'Université Jean Moulin, Lyon 3. 
Les extraits cités ici sont issus d'un article écrit dans la revue Études que l'on peut lire ici
(2) Gérald Cahen, biographie icitextes cités extraits de La conversation, un art de l'instant, Éditions Autrement, col. Mutations n°182, 1999.
(3) Le texte de Jacques Prévert en entier ici




samedi 2 février 2013

Températures & Rituels

Bertrand LavierBeaunotte/Nevada 1989
Chaque soir, trois ou quatre d'entre nous retrouvent Christian, Daniel, Pierrot, Nasser et un nouvel arrivant : Cédric. Nous sommes à présent soixante-et-onze personnes qui se relaient pour partager des moments vrais et chaleureux.
Les bénévoles apportent de menus objets : prise multiple, nappe en papier, bougies, etc. On réalise la quantité d'objets banals qui peuplent notre quotidien, auxquels nous ne faisons guère attention mais qui deviennent soudain très importants lorsqu'on en est privé.
Les premiers jours les provisions restantes sont conservées sur le rebord de la fenêtre.
Le sixième jour Édouard donne un frigo.
Pierre et Daniel l'installent.
Apprivoiser le froid, conserver les denrées, s'installer dans la durée.


Mark Rothko Sans titre (Rouge, orange)
Huile sur toile, 233 x 176 cm
Fondation Beyeler
Cyrille et René trouvent la porte du réfrigérateur à terre lorsqu'ils arrivent le quatorzième jour. Après une tentative de réparation infructueuse, René apporte un nouveau frigo sorti de sa cave.
Le lendemain, c'est le micro-ondes qui refuse de fonctionner. Laurence et René fournissent un four électrique ocre-jaune surmonté de plaques chauffantes : un vrai luxe !
Le soir du huitième jour, le froid et la neige sont terribles : Christian arrive avec les mains gelées. Tiédeur et cordialité ambiante ont peu à peu raison du froid qui lui mordait les doigts.
Chaque soir, Daniel met la table, il est heureux de participer. Comme dit Damien, songeant aux mots de Jean Oury -le créateur de la clinique de La Borde- "pour nous soigner, soignons d'abord la maison commune".
Nasser apporte des trésors à partager avec tous : un soir des dattes fraîches, un autre du bon pain de campagne,  et encore un pot de primevères délicatement laissé devant la porte de la chapelle.

Gerhard Richter  Bougie, 1982
Huile sur toile 90 x 95 cm
Après le repas, Christian aime prendre en charge le "cérémoniel" de la vaisselle avec un soin infini : les autres l'entourent et le regardent, fascinés, en attendant le moment d'essuyer les assiettes.
Les habitudes s'installent.
Au fil des jours, on invente des rituels. On s'inscrit ainsi dans une douce répétition. Il semble que le rituel soit un apaisement. Lié au sacré, il assure le rassemblement de la communauté, restaure le lien social. Un soir on allume des bougies : "c'est dimanche quand même !", dit Christian.
Finalement, ces rituels ont un rôle structurant pour chacun d'entre nous.

Comme raconte Pierre, "chacun fait selon ses habitudes et à son rythme" : c'est essentiel.

El Anatsui  Many Moons - 2007- Aluminum and copper wire - détail
Ainsi que l'écrit très joliment la philosophe Frédérique Ildefonse"Celui qui participe à un rituel n'est pas clos sur soi, il est dans un maillage, dans un tissage de la communauté."

Les sculptures monumentales du grand artiste africain El Anatsui qui utilise les techniques du tissage traditionnel pour transformer des matériaux recyclés, métaux légers et plastiques, sont une belle métaphore de nos rituels d'hiver solidaire !


NOTES & LIENS
Illustration 1 : plus sur Bertrand Lavier ici
Illustration 2 : plus sur Mark Rothko ici
Illustration 3 : plus sur Gerhard Richter ici
Illustration 4 : plus sur El Anatsui ici
Jean Oury : un article intéressant pour en savoir plus ici 
Frédérique Ildefonse est une ancienne élève de l’Ecole normale supérieure, agrégée de philosophie, née à Poitiers, en 1964. Spécialiste de l’Antiquité grecque, en particulier de la grammaire et de l’histoire de l’intériorité, elle est directrice de recherche au CNRS.