jeudi 12 mars 2015

"Veuillent ces souvenirs habiter votre absence..."

Levalet, street artist
10 petits jours nous séparent de la fin d'Hiver solidaire 2015. L'inquiétude que fait naître cette issue étreint nos coeurs.

Dimanche dernier, après une messe extraordinairement -aussi bien dans le sens de l’exceptionnalité que de la profondeur- priante et dense, ceux qui le pouvaient se retrouvèrent pour partager le repas dans la chapelle de la maison des jeunes autour d'Alain, Michel, Patrick et Saïd. 
Je pensais aussi à ceux qui auraient aimé être là.
Dans cette chapelle il me semble que nous étions en mouvement, avions pu conjuguer les vertus d’un temple éphémère et pérenne à la fois comme en écho aux mots du père Paul Quinson qui nous révélait dans son homélie la face cachée du Livre de l’Exode et son lien profond avec l’évangile du jour où Jésus chassait les marchands du temple.

René y fit une lecture didactique et pleine d’humour d’un savoureux et élégant sonnet composé par Yves :

« Vous étiez cinq ou six, nous-mêmes presque cent.
Vous avez commencé par goûter les galettes,
Près de neuf à dix fois, fini par les boulettes
Des repas imposés toujours appétissants.

Alain, Bon chic BG, toujours reconnaissants,
Patrick, un peu secret, soucieux de ses toilettes,
Michel souvent moqueur, Franzy des margoulettes,
Saïd et son Coran vous fit compatissants.

Vous savez le diabète autant que la scoliose...
L'immense alphabet grec et le scrabble grandiose,
Les nouilles pour deux mille, offertes dans l'instant,

La poule au pot du Roi, son arôme envoûtant.
Vous nous avez donné faim de votre présence,
Veuillent ces souvenirs habiter votre absence ... »

lundi 9 mars 2015

"Le regard de l'autre est une épiphanie"

Le Messie, groupe de marbre sculpté par
Albert-Ernest Carrier-Belleuse (1824-1887)
Chapelle de la Vierge, église Saint-Vincent-de-Paul
Dimanche 8 mars à 18h30, la messe de la paroisse Saint-Vincent-de-Paul fut célébrée dans la chapelle de la Vierge pour Hiver solidaire, en présence d'Alain, Patrick, Saïd et Michel, entourés par les bénévoles. Augustin, l'un d'entre eux prit la parole au nom de tous : un texte profond et bouleversant que nous pouvons goûter à nouveau ici.

« S’il m’est permis de parler de l’expérience d’Hiver solidaire au nom des nombreux bénévoles qui sont présents d’un soir sur l’autre à la Maison de jeunes, je ne me hasarderai pas à parler de la difficile charité, mais de la réalité simple et assez facile de ce qui est « une riche expérience ».
Car concrètement, ce que nous échangeons autour de Patrick, d’Alain, de Saïd, de Franzy, de Michel et d’Alain est l’occasion d’une prise de conscience dont pour ma part, je voudrais détailler deux aspects : il est important d’oser regarder les autres en face, la solitude peut être le problème de chacun.»

Lever les yeux sur ceux qui sont là
«Je vous propose une définition large de la générosité. La générosité au sens étroit, c’est le fait de donner. Mais la générosité au sens large, c’est d’abord le fait d’aimer la vie et de ne pas baisser les yeux devant, et surtout pas devant le visage de l’autre. Le fait de regarder son prochain dans les yeux pour tenir son cœur prêt à le considérer. Le contraire de la générosité en ce sens, ce serait une sorte de timidité.
Tête de femme, les yeux levés, dessin de
Charles Louis Müller (1815-1869)
Musée du Louvre, Paris.
Pour m’expliquer, je me permets de faire un petit détour par le philosophe Emmanuel Levinas, qui dit bien les choses. On dit que l’enfer c’est les autres, mais Levinas au contraire, nous dit que le regard de l’autre est une « épiphanie » qui nous apporte beaucoup à nous-même, qui nous révèle quelque chose de l’homme que nous ne pourrions trouver seulement en nous-même, qui nous permet d’arriver au sentiment de la morale, et peut-être à Dieu. « Le visage, écrit-il, s’impose à moi sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère”.
Dans son incarnation d’homme, le Christ nous offre son visage à regarder, et il plonge ses yeux dans les nôtres. Il nous dit de considérer à travers la sienne, notre condition et celle de nos frères. Peut-être notre devoir de chrétien est-il donc de considérer d’abord autrui en le regardant.
Avant d’être théorique c’est pratique, si on pense à la façon que nous avons si souvent de détourner les yeux, dans la rue, du « gas qu’on croise et qu’on ne regarde pas ». Nous ne sommes pas généreux et nous ne sommes pas chrétiens, lorsque, dans le métro ou dans la rue, sous le couvert de la délicatesse, nous faisons flotter notre regard à hauteur des chevilles et nous évitons les uns les autres.
Hiver solidaire, ce n’est pas beaucoup plus. C’est un petit cadre qui nous permet d’être vraiment des hommes les uns envers les autres : pourquoi ne pas nous asseoir à la même table et lever les yeux sur ceux qui tout simplement sont là ?
C’est vraiment l’inspiration de Fr. Ozanam et des conférences de St V de P de ne pas se projeter dans une action de charité lointaine et hors de tout contact, mais de regarder d’abord ce qui se passe au coin de la rue et de faire ce que l’on peut, où l’on se trouve, avec ceux qui s’y trouvent aussi.
Nous avons besoin de vous, Saïd, Alain, Michel, Patrick, et Alain et Franzy, pour être des personnes, et n’être pas à côté les uns des autres comme le sont des atomes.»

La solitude
«L’un de nous me disait : « On sent l’esprit de Saint Vincent de Paul qui plane sur ce quartier ». C’est vrai, en quelque sorte, que ce quartier de Paris est marqué et que l’esprit est là. Mais ce que nous faisons ne peut pas ressembler à ce que pouvaient faire St V de P et ses compagnons en leur temps. Parce que cet individualisme moral et matériel dans lequel nous prospérons désormais redéfinit les termes de toute action de solidarité, et que le mal a changé d’aspect.
Solitude, photographie de Daniel Masclet (1882-1969)
Musée national d'art moderne, Centre Pompidou, Paris.
Nous ne parlerons plus de don, mais d’échange. Nous ne parlerons plus de misère mais de solitude. La solitude était, s’il est utile de le rappeler, grande cause nationale en 2011, mais à Paris, il faudrait qu’elle soit non une grande cause mais une très grande cause, et pas en 2011 mais tous les jours. Dans une ville où plus d’une personne sur trois dit ressentir les effets de la solitude, elle ne regarde pas la fortune ou la condition sociale de celui qu’elle frappe. C’est dire que le besoin d’échange ne concerne pas que les gens de la rue, et peut-être pas, au fond, les gens de la rue plus que les autres.
Et à cause de cette solitude, plus que jamais, celui qui donne est aussi celui qui reçoit. Et plus que jamais, assis autour de la même table, nous sommes les mêmes, au même plan, au même rang, et nous luttons ensemble contre la même indifférence ou le même silence.
La présence des gens de la rue nous invite à réenvisager notre propre mode de vie, celui que nous croyons infaillible et qui ne l’est pas. Nombre de sociologues, de juristes et d’économistes aujourd’hui qui se penchent sur les évolutions à venir, dans l’organisation de notre fourmilière sociale, pronostiquent que, pour des raisons de coût, de viabilité, de faisabilité, nous ne pourrons pas continuer longtemps de vivre les uns à côté des autres comme nous le faisons jusqu’ici, et que de plus en plus, nous allons devoir vivre les uns avec les autres. Alors ne boudons pas notre plaisir de le dire en Église : en suivant l’Évangile et en vivant le partage, nous sommes à la pointe de la pointe ! Ne lâchons rien !
La cuisine de la chapelle de la maison des Jeunes est, chaque soir à 20h00, un lieu moins absurde que les autres. Un lieu économiquement plus rationnel, socialement plus normal, humainement plus riche, parce qu’une grande marmite chauffe pour huit, et non pas huit petites marmites pour huit personnes toutes seules.»

Augustin, la voix chargée d'émotion, conclut :


Étude, mains jointes du Chirst de la vierge Marie,
Dessin d'Andrea del Sarto (1486-1531)
Musée du Louvre, Paris.
L’échange nous met tous dans le même bain
«L’expérience d’Hiver solidaire, initiée par l’évêché, dans le périmètre de notre paroisse de Saint Vincent de Paul, c’est cela avant tout. Ce qu’elle apporte en premier lieu, c’est du lien, de l’échange entre nous. Quand je dis « nous », c’est « nous », ce n’est pas « eux et nous », mais « nous tous », car nous recevons tous, mangeons tous la même soupe, partageons les mêmes discussions et les mêmes cigarettes, et nous réchauffons tous à la même source : celle d’une fraternité qui s’impose, d’une présence simple des uns aux autres.

Sans cela, sans cet échange, sans ces paroles, sans le regard et la présence des autres, dans nos cœurs et dans nos consciences, nous serions tous morts de froid.»

samedi 7 mars 2015

La mort n'est point notre issue

Daniel Clerc
Photographie de Sarah de Gasperis
Nous avons le regret et la tristesse de vous annoncer le décès de Daniel Clerc, 
dit « Papy Daniel »,  accueilli d’Hiver solidaire 2014, le vendredi 27 février à l’hôpital Bichat.

Estelle répond : «Triste nouvelle.
Daniel était-il celui qui dînait avec ses écouteurs sur les oreilles, chaleureux ? ».

En effet, nous tous, bénévoles d’hiver solidaire, portons encore dans notre cœur le souvenir de Papy Daniel, casque sur la tête -il écoutait sa radio- mais une oreille aux aguets (la droite) participant à la conversation tout en donnant des nouvelles du monde. Pendant les repas d’hiver solidaire 2014, Daniel, plein de tact et d’ironie, galant envers les dames, ne tarissait pas d’éloge sur les cuisinières. 

«Souvent, tout en participant à la conversation, il suivait discrètement un match de l’oreille gauche et nous informait de chaque but», racontait Pascale.

Un soir, la conversation se nouait autour du vieux coffre-fort qui se trouvait dans la petite pièce où nous partagions notre repas. Nous nous interrogions : y aurait-il un trésor à l’intérieur ? Daniel pensait que « non, bien sûr ! ».
Pierrot disait « qui sait ? ». Je pressentais alors que plusieurs d’entre nous ce soir là songeaient au vrai trésor que nous tenions entre nos mains à cet instant. 
Cette pensée me submerge aujourd’hui !

Le vingt-deuxième jour, Pierre nous apprenait que grâce à Daniel, il n’ignorait plus rien de l’incidence des balles à ailettes sur le comportement des sangliers... Daniel était un très bon conteur.

Le rêve du pauvrePuvis de Chavannes, 
1883, Musée d'Orsay
Antoinette se souvient : «Je l’avais rencontré il n’y a pas plus de 8 jours, et à mon « Comment ça va ? » il avait répondu « Super », comme d’habitude, mais je l’avais trouvé maigri et l’air fatigué.»

Chaque soir, Daniel mettait la table, il était heureux de participer. Comme disait Damien, songeant aux mots de Jean Oury, «pour nous soigner, soignons d’abord la maison commune».

Angela écrit : «Merci d’avoir partagé cette triste nouvelle, je me souviens bien de lui, et je le croisais quelquefois dans le quartier, autour de la Gare du Nord. Que le Seigneur l’accueille dans sa paix et sa lumière.»

«Fidèle compagne, la mort nous contraint à creuser sans cesse en nous pour y loger songes et mémoire, à toujours creuser en nous le tunnel qui mène à l’air libre. Elle n’est point notre issue. Posant la limite, elle nous signifie l’extrême exigence de la vie, celle qui donne, élève, déborde et dépasse.»(1)

Daniel vit dans nos mémoires, nous prions pour lui aujourd’hui.


Note
(1) Extrait d'un poème de François Cheng, La mort n'est point notre issue