vendredi 29 mars 2013

Vol de nuit

Vana Xenou,  Arrivée-Passage
Paris, Jardin du Palais Royal, octobre-décembre 2007 
© Photographie Barbara Sabaté Montoriol
Soixante-dix nuits partagées avec Christian, Nasser, Daniel, Pierrot et Cédric. Quatre-vingt bénévoles les uns après les autres, comme dans une longue procession,  pour franchir avec eux le cap de chacune de ces nuits d'hiver, passage vers une nouvelle journée d'errance s'ajoutant à la précédente.
Hiver solidaire a pris fin avec une dernière nuit le dimanche 17 mars 2013.
Revenons sur ce temps si particulier qu'est la nuit. Comme le dit le père dominicain Pedro Meca à Laure Adler (1)«La nuit est un monde très spécial qui élimine beaucoup de différences, [...] des différences énormes, mais on se retrouve, il y a une certaine manière d'être ensemble [...], on est plus proche.» 
Au cœur de ces nuits , «au-de-là de nos étiquettes d'accompagnants et de personnes accompagnées, nous partageons tous une commune humanité. Et c'est dans cette humanité qu'une résilience peut se construire.»(2)

Pascale Peyret, Chapelle de nuit,
Photographie au Sténopé, 2012
Dans l'ombre qui envahit la chapelle, nous sommes dans un climat de confiance. Comme cette image que Pascale Peyret fait naître après un long temps de pose -toute la nuit- de son sténopé, «la confiance n'est pas quelque chose qui se déclare a priori, mais qui se construit au fil du temps», écrit le psychologue Jacques Lecomte. (2)
Mais il nous rappelle aussi que lorsque l' «on s'investit dans une action sociale, on ne peut le faire que dans cette double dynamique : la lucidité sur les difficultés, mais aussi la conviction que les gens peuvent évoluer.»


Certains soirs, au seuil de ces nuits, l'air est chargé de diverses tensions :
Henrique Oliveira, Desnatureza, 2011
Plywood - 3,1 x 3,8 x 3,6 m
Paris, Galerie Vallois
petit accrochage entre Pierrot et Christian pour des questions d'hygiene le quarante-quatrième soir,  raconte Benoit-Pierre ; entre eux tous et Nasser qui avait arrêté le chauffage trop tôt le cinquante-quatrième, dit Jean-Éric. «Rien de grave sur le fond», ajoute ce dernier, «mais une grande sensibilité, signe sans aucun doute d'un certain mal être.» 
Le quarante-sixième soir, Pascale évoque «une ombre persistante au tableau» avec Nasser qui arrive à nouveau en état d'ébriété.  Et Pierre dix jours plus tard de relater «de ci de là de furtifs mais très palpables instants de tension entre Nasser (fidèle à ses habitudes) mais aussi Pierrot, Daniel et Cédric, heureusement assez vite dissipés.»
Le regard de Pedro Meca (1) nous éclaire pour accueillir ces hommes semblables à nous et pourtant si différents : « Regarder l'autre avec le regard de Dieu : dans ma foi je sais que Dieu aime chacun, qu'on est aimé par Dieu. Donc si Dieu m'aime, ce n'est pas à cause de mes mérites - la seule raison de l'amour c'est aimer- et s'il m'aime moi, il aime tous les autres, il aime celui qui est ivre le soir dans la rue. Or Dieu ne peut pas aimer ce qui est mauvais dans l'homme, il ne peut aimer que ce qui est aimable. Et alors qu'est-ce que Dieu voit d'aimable dans cet homme que je rencontre tous les soirs et qui est soûl ? Eh bien c'est ce regard là porté sur l'autre qui le fait devenir chrétien.»
José de Ribera, Le songe de Jacob, 1639, Madrid, musée du Prado
Jean-Louis Linchamps (3) qui, en d'autres lieux,  assiste lui aussi de «pauvres compagnons d'infortune pour qui la douleur est la compagne des nuits et le cauchemar des jours», conseille : «Gardons-nous de croire que nous avons compris ce qui chez l'autre fait obstacle à une relation apaisée, mais gardons à l'esprit que cette souffrance existe.» 

Pendant la trente-quatrième nuit, alors que «des quintes de toux s'envolent dans la nef», relate Damien, «je trouve le sommeil vers une heure, après avoir mélangé mes prières et mes vœux pour ces hommes que nous accueillons et qui semblent ne plus attendre grand chose de la vie.»


Service Lambert-Rousseau : assiette plate, faïence fine 1873-1875.
Période Leboeuf-Milliet et Cie (1841-1875)
Paris, musée d'Orsay
Alors que certains sombrent bon gré, mal gré dans le sommeil, pour d'autres, les nuits sont souvent bien fraîches et agitées. Dès la quatrième édition, Pascale raconte que «Pierrot a tourné toute la nuit entre la cuisine et la chapelle.» La nuit d'après «Pierrot tousse beaucoup, fait des cauchemars et se relève pour manger un pot de confiture, le reste de gâteau, une demi-baguette et  un demi camembert !», décrit Corinne.
Il en va de même lors de nombreuses nuits suivantes. Au lendemain de la quarantième nuit, Arnaud remarque que «la petite souris n'a rien mangé, probablement dissuadée par les blagues et sous-entendus appuyés à son sujet au cours du repas.»


Georges de La Tour (1593-1652), Le Songe de saint Joseph
Huile sur toile Hauteur, 93 x 81 cm
Nantes, musée des Beaux-Arts
Éric évoque l'intensité des bruits de la cinquantième nuit : «toussotements, toux grasse ou sèche, raclements de gorge, râle, ronflements aussi réguliers que le métronome le plus huilé... »

Mais ces nuits sont aussi parfois des moments de grâce, comme le rapporte Éric, le trente-huitième soir, «la nuit déroula son manteau et tout le monde dormit du sommeil du juste» ; ou Corinne  qui, pour la soixante-quatrième nuit, est « arrivée avec un mal de tête lancinant et une envie moyenne », et...s'est « couchée ravie » et a « dormi comme un bébé. »


Après "la cinquante-neuvième", une « nuit sans bruit », une surprise attend Damien  à son retour chez lui. Là, il trouve dans son sac un vieux livre jauni intitulé :
 Le zéro et l’infini.
Georgia Russell, Book art 2012
Représentée à Paris par la 
Galerie Karsten Greve
Il l’ouvre. Un avertissement lui signale que ce livre est la synthèse des vies de plusieurs hommes qui furent victimes du procès de Moscou. 
Sur les premières pages il découvre une citation de 
Crime et Châtiment de Fiodor Dostoïevski : « Voyons, voyons, mon ami, on ne peut pas vivre absolument sans pitié. »
Damien se dit alors que ce livre, oui, sûrement, est un cadeau de Pierrot qu’il a discrètement glissé dans son sac.

Le récit de Damien me fait davantage croire au signe qu'à la coïncidence. Peut être cette expérience de partage nous apporte-t-elle un regard plus aigu pour repérer ces signes.
Des signes qui vont à l'encontre de nos préjugés, libèrent et créent quelque chose de nouveau en nous, comme dans le processus de destruction créative, au scalpel, des livres extraordinaires de l'artiste écossaise Georgia Russell.


Fabienne Verdier
Ascèse du 02 février 2009
Série : Silencieuse Coïncidence
Pigments et encre sur toile 250 x 183 cm
Au matin suivant "la soixante-deuxième", une nuit calme, Pascale et Patrice découvrent, sur le tableau vert de la petite salle où se partagent les repas, le dessin d'un rond parfait.
«La boucle est bouclée, ainsi s'achève pour moi hiver solidaire 2013 », dit Pascale.
Ses mots me remettent en mémoire l'intense émotion née de la confrontation mentale d'un cercle parfait de Fabienne Verdier et d'une esquisse de Giotto (1267-1337). La force symbolique du cercle qui nous réunit autour des cinq accueillis d'hiver solidaire participe de cet émoi. Au XVIe siècle, dans ses Vies des artistes, Giorgio Vasari (4) relate en effet que
«l'envoyé du pape s'étant mis en route, pour aller voir Giotto et apprendre quels autres maîtres il y avait à Florence excellant en peinture et en mosaïque, passa par Sienne, où il s'aboucha avec nombre de peintres qui lui remirent des dessins. Arrivé à Florence, il se rendit un matin dans l'atelier de Giotto qu'il trouva en train de travailler, et lui exposa quelles étaient les intentions du pape. Il finit par lui demander un dessin qu'il pût envoyer à Sa Sainteté. Giotto qui était d'un caractère enjoué, prit une feuille de papier, appuya son coude sur sa hanche, pour former une espèce de compas, et traça, avec un pinceau teint en rouge, un cercle si égal de rayon et d'épaisseur que c'était une merveille à voir. Cela fait, il dit en souriant au gentilhomme : "voilà le dessin demandé." Celui-ci se voyant joué, s'écria : "n'aurai-je point d'autre dessin que ce rond ? - Il est plus que suffisant, lui répondit Giotto ; envoyez-le avec les autres, et vous verrez si on en reconnaîtra l'auteur."
L'envoyé du pape, voyant qu'il ne pouvait obtenir d'autre dessin, s'en alla fort mécontent, soupçonnant qu'il avait été bafoué. Néanmoins il envoya ce dessin avec les autres au pape, et les noms de ceux qui les avaient faits et raconta comment Giotto avait tracé son cercle, sans remuer le bras et sans compas. D'où le pape et ses courtisans, qui s'y entendaient, comprirent combien Giotto l'emportait sur tous les autres peintres de son époque. »

Théodore Chasseriau (1819-1856)
Crayon noir, lavis gris et rehauts de blanc sur 
papier beige 49,9 x 66,9 cm.
Paris, musée du Louvre,
Finalement, investissant subjectivement ce lieu, CédricPierrot, Daniel, Nasser, Christian et nous tous avons développé des attaches affectives avec l'espace de la chapelle. Nous avons tenté, comme l'écrit Serge Clément (5) «d'aménager dans l'éphémère des lieux de vie  [...]» ; nous avons proposé «"un toit sur la rue" [...] pour ces hommes qui avaient besoin  [...] d'un lieu où ils étaient attendus, véritablement attendus  [...], où on connaissait leur nom, où on connaissait [...] leur histoire.»
Nuits après nuits, nous avons rêvé pour eux l'impossible à commencer par «le repos qui engendre l'exercice du rêve, dans ces lits qui nous enveloppent environ le tiers de notre existence. » (3)

Ange sur une fresque dans la cathédrale d'Autun,
XIIe siècle, 
Saône-et-Loire
© Photographie Barbara Sabaté Montoriol, sept. 2009
« L’Impossible

Nous vivons sans savoir que nous vivons.
Certains dans des couloirs,
d'autres dans les rues, n'importe où.

De nouvelles machines s’installent.
Une folle agitation anime
les pièces perdues pas remplacées.

Des parents, des étrangers
s’approchent et disparaissent.
Parfois, il y aurait de quoi pleurer.

Un jour, quelqu’un est mort,
un autre jour, c’est une guerre,
ou pire que ça – ou quoi encore ?

À travers la vitre, au loin,
des cris, des conversations.
Pourtant personne ne parle.

Une parole, un mot juste,
un simple jeu suffirait,
une interruption.

À nouveau, alors, les nuages,
à nouveau un texte,
à nouveau les gouttes du temps. »

M.B. (6)


NOTES & LIENS

Illustration 1 : En savoir plus sur Vana Xenou    ici  
(1) Écouter l'interview de Pedro Meca -Père dominicain, fondateur de l'Association "Les Compagnons de la nuit" et du centre La Moquette, lieu de rencontre entre SDF et ADFpar Laure Adler ici
(2) Jacques Lecomte est docteur en psychologie, chargé de cours à l'université Paris Ouest Nanterre La Défense et à l'Institut catholique de Paris. Extraits ci-dessus d'une Conférence-débat de l'association Emmaüs et de Normale Sup' : La résilience, se reconstruire après un traumatisme, Éd. rue d'Ulm/Presses de l'École normale supérieure 2011, Collection La rue ? Parlons-en ici
Illustration 2 : En savoir plus sur Pascale Peyret ici
Illustration 3 : En savoir plus sur Henrique Oliveira ici
(3) Jean-Louis Linchamps est assistant social à La Consigne article 23, Espace social télé-service à Bruxelles.
Extraits ci-dessus de « L'errance humaine des sans domicile fixe », Revue Pensée plurielle, 2004/2 no 8, p. 61-68.
Illustration 4 : José de Ribera ( 12 janvier 1591 à Xàtiva - 1652 à Naples ), est un peintre et graveur espagnol de l'ère baroque, connu sous le nom de Giuseppe Ribera en italien. Il est l'un des représentants du ténébrisme et de l' école napolitaine.
Illustration 5 : En savoir plus sur le Service Lambert-Rousseau conservé à Paris au musée d'Orsay ici
Illustration 6 : Georges de La Tour(1593-1652), qui a été redécouvert assez récemment occupe désormais une place éminente dans l'histoire de la peinture française. Son art le rattache au caravagisme avec lequel il est peut-être entré en contact par l'intermédiaire des peintres hollandais de l'école d'Utrecht qui usent des mêmes effets luministes que lui.
Illustration 7: En savoir plus sur Georgia Russell  ici
Illustration 8: En savoir plus sur Fabienne Verdier  ici
Illustration 9: Elève d'Ingres et de Delacroix, Théodore Chassériau est un peintre orientaliste français né à Saint Barbe de Samana-Saint Domingue (1819) et mort à Paris (1856).
(4) Giorgio Vasari (1511-1574), Vies des artistesGiotto di Bondone (1266?-1337)- Grasset, coll. Les Cahiers Rouges
(5) Serge Clément et al., Quand des sans-logis habitent ensemble : modes de résidence et formes de lien socialRevue Espaces et sociétés, 2004/1 n° 116-117, p. 175-188. 
(6) Texte de Michel Butel, extrait du Journal L'impossible n°1, page 8.