dimanche 3 mars 2013

Les sortilèges de la mémoire


Loris Cecchini, Gaps (airborne), 2010
Résine de polyester, peinture,
150x150x7 cm
© Espace culturel Louis Vuitton /© Adagp, Paris 2012
Cinquante-six soirées et nuits, moments partagés avec Christian, Nasser, Daniel, Pierrot et Cédric et autant d'ondes de souvenirs qui ondulent à la surface de la mémoire collective de notre groupe de bénévoles.   
L'heure du bilan n'est pas encore venue mais le sentiment diffus de son approche s'instille peu à peu dans nos esprits, dans celui des accueillis aussi peut être. 

Pour endiguer cette appréhension sourde, flânons un peu dans les méandres de notre mémoire de ces moments partagés mais sans oublier notre optimisme, nous souvenant de Saint Augustin pour qui «la mémoire est activité de l'esprit en tant qu'il est la substance d'un être en devenir».         


Raoul Dufy,  La promenade des Anglais
Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris 
La mémoire un peu vacillante de Pierrot laisse, de temps à autre, entrevoir un monde onirique plein de poésie.  
Ainsi que l'écrit si joliment Pierre, le vingt-deuxième jour, «avec Pierrot, nous avons encore voyagé la tête à l'envers : si la baie des Anges est, en effet, restée à Nice, la promenades des Anglais, elle, a quitté la ville pour se déplacer à Cabourg, réalisant ainsi le souhait d'Alphonse Allais de transporter les villes à la campagne ! Belle illustration des sortilèges de la mémoire.»  

Le vingt-cinquième jour, à Damien qui lui demande : 
« tu es bien joyeux Pierrot ?», 
il répond - « oui, joyeux trois minutes sur quinze à peu près».

Animaux fabuleux d'Égypte, illustration extraite de Robinet Testard,
Livre des merveilles du monde, fol. 15v, 1480-1485
Paris, Bibliothèque nationale de France


Un soir, il dessine à la craie un "chat carré" extraordinaire -que Pascale a la bonne idée d'immortaliser- sur le tableau vert de la petite salle où nous partageons le repas.  Lorsque je lui en fais compliment quelques jours plus tard, il sourit et me répond : «oui, un chat-Modigliani !».  Comment résister à l'envie de se remémorer  l'énumération de J.L. Borgès dans son Livre des êtres imaginaires (1) : «le dragon, Abtu et Anet, l'éléphant qui annonça la naissance de Bouddha, les elfes, les sylphes, [...]  les gnomes, Lilith, le renard chinois, Youwarkee, le chat du Cheshire et les chats de Kilkenny  [...] l'oiseau de la pluie et ainsi de suite

Christian Boltanski, Monument to the lycée chases,
Christie's,London Lot : 341 / 
© Adagp, Paris 2012
Le trente-septième jour, après le repas, Pierrot colle consciencieusement sur le mur les photos de Pascale, les bénévoles  (la série de l'année dernière) : il reconnaît quelques visages mais ne peut nommer personne. 
Guère plus de succès, le quarante-deuxième jour,  avec Daniel  à qui je demande s'il se souvient de quelques noms. Mais je lis une pointe d'espièglerie au fond de ses yeux.

Comme le remarque Corinne, malgré leurs différences, la diversité de leurs situations,  il y a beaucoup de bienveillance entre Christian, Nasser, Daniel, Pierrot et Cédric. 
«Cette diversité ne doit pas être oubliée car elle exige de nous qu'à chaque fois nous prêtions attention à la singularité des individus pour tenter de les comprendre depuis leur expérience historique particulière», écrit avec justesse l'anthropologue Claudia Girola (2).

Bartolomeo Bettera, nature morte aux instruments,
Milieu du XVIIe siècle, Israel Museum, Jerusalem
Le vingt-sixième soir, Pierrot fait rire Juliette, Pascal et Bruno en soutenant qu'il a fait partie d'un groupe de rock qui s'appelait "Les Tagliatelles".

Cinq jours plus tard, Jean et Jean-Baptiste offrent un concert spontané aux accueillis : Jean au violon et Jean-Baptiste au piano, improvisation sur musique arabe pour Nasser, Bach pour Christian, puis différents morceaux de musique pour terminer par une berceuse.

Ainsi que le raconte le chef d'orchestre Dominique Rammaert (3) : « Je me souviens d’une phrase du père Joseph Wresinski :

Rosso Fiorentino, Ange musicien1522,
Gallerie des Offices, Florence
 « (…) Imprégniez-vous de tout ce que les hommes ont de plus achevé en expression musicale ». Cette phrase ne peut que résonner en moi, musicien qui sais combien cet art a la capacité d’enthousiasmer (dans le sens étymologique de « porter en dehors de soi ») et de propulser à la rencontre de ce qu’il y a de meilleur en l’homme.»
Dans un très intéressant article de la Revue Quart Monde, il poursuit : « [...] la musique transmise par le langage des sons touche à l’universel car, implicitement, elle parle par elle-même de ce que, d’ailleurs, les plus appauvris d’entre nous reconnaissent comme semblable, comme faisant aussi partie d’eux-mêmes [...].»

Georges de La Tour (1593 -1652), Le tricheur, 146x106 cm
Musée du Louvre, aile Sully, 2e étage
La quarante-sixième soirée est enchantée, avec Marc qui vient accompagné de son cousin Damien...le magicien. «Tours de cartes, apparitions, disparitions, nous sommes tous fascinés, impressionnés », raconte Pascale. En professionnel, Damien ne dévoile pas ses astuces, même à Christian qui voudrait bien savoir comment on coupe une femme en deux !

«Qu’il s’agisse de musique, de peinture, de littérature, de science… aucune œuvre ne serait créée sans la relation de son auteur à des devanciers et à ses contemporains. Le « Je » de l’homme, fut-il un créateur de génie, est toujours pluriel, [...].
Refuser la misère, c’est [...] d’abord refuser ce qui casse les relations entre les gens», nous dit encore la journaliste Jacqueline Chabaud (4).

Raymond Depardon, San Clemente, 1979
 « [...] le partage de la culture constitue l’un des moyens de briser la misère, affirmation malheureusement encore bien loin de convaincre la majorité des gens. [...].» Bien plus « [...] la culture [...] est, en soi, refus de la misère. Une définition sans doute encore irrecevable, bien que, nul ne le conteste, toute culture naisse et vive de la relation entre les êtres humains. Mais une définition d’autant plus nécessaire à faire sienne en un temps où l’on confond dangereusement partage de la culture et consommation des biens culturels, devenus des produits absorbés isolément par des individus.»

Fra Angelico, Les saintes femmes au tombeau
1448-1453
une des onze scènes du dernier panneau
de L'Armoire des ex-voto d'argent-  38,5 x 37 cm
Couvent San Marco, Florence
Le quarante-deuxième soir, pendant que tous s'activent pour dresser la table, Christian qui a une excellente mémoire se souvient de ma recherche infructueuse  de l'auteur des "femmes au tombeau"  (affiche sur le mur au-dessus du micro-onde) : il m'interroge du regard avec malice. Entre temps j'avais poursuivi mon investigation, vu la même image illustrant une page du site internet de la paroisse Notre Dame des Victoires et envoyé un mail auquel m'avait répondu fort courtoisement sœur Marie-Raphaël, il s'agit de Fra Angelico : la mémoire me revient. Christian hoche la tête, et me questionne encore sans mot dire, d'un léger haussement de sourcil, avec subtilité, comme il sait si bien le faire. J'explique que c'est vers 1450 que Fra Angelico réalise pour Pierre de Médicis, le fils aîné de Cosme l'Ancien, le reliquaire abritant les nombreux ex-voto qui étaient conservés devant L'Annonciation de l'église de la Santissima Annunziata, une fresque du XIVe siècle dont on disait que le visage de Marie, peint par un religieux y aurait été achevé par un ange. 


Fra Angelico, Les saintes femmes au tombeau, 1448-1453
Dernier panneau de L'Armoire des ex-voto d'argent
Couvent San Marco, Florence
Fra Angelico représente en trente-deux scènes le cycle de la vie du Christ sur cette Armoire aux argents, qui tire son nom de la matière métallique des ex-voto. 
Ironie de mon "amnésie",  la structure de L'Armoire épouse une forme de pensée intimement liée avec la culture dominicaine, celle des "arts de la mémoire". 
C'est sous ce nom que l'on désignait un procédé mnémotechnique  -hérité de l'Antiquité- consistant à associer des lieux déjà connus avec le savoir que l'on souhaitait s'approprier.  

En songeant à ce lieux où il sont accueillis, à cette ancienne chapelle de la maison des jeunes de Saint-Vincent-de-Paul, Christian, Nasser, Daniel, Pierrot et Cédric garderont-ils, comme nous la mémoire «des moments de rare intensité, intensité de l'échange, de la réflexion, intensité gustative, intensité des bruits de la nuit...», comme le dit si bien Éric ?

Il me semble que les installations de la jeune artiste japonaise Chiharu Shiota (5) sont une troublante expression de nos mémoires entremêlées et nous interpellent imperceptiblement, comme le fait volontiers l'art contemporain : 
que mettrions nous dans une valise si nous devions renoncer à notre maison ?



Tous ses fils tendus ne matérialisent-ils pas dans l'espace la complexité de nos relations, des sentiments qui nous lient aux "sans chez soi", nous qui croyons parfois faire partie d'un monde séparé ?

«Quelle force dans la mémoire !  C'est un je ne sais quoi, digne d'inspirer un effroi sacré, ô mon Dieu, que sa profondeur, son infinie multiplicité ! Et c'est cela, c'est mon esprit ; et cela c'est moi même...», nous rappelle encore Saint Augustin (6).


NOTES & LIENS

Illustration 1 : En savoir plus sur Loris Cecchini : ouvrir la rubrique LES ARTISTES et aller à CECCHINI LORIS   ici  
(1) Jorge Louis Borges, Livre des êtres imaginaires, Gallimard, collection L'imaginaire, n° 188

Illustration 5 : En savoir plus sur Christian Boltanski ici
(2) Claudia Girola est anthropologue, maître de conférences en sociologie à l'université Paris-Diderot et membre du Centre de sociologie des pratiques et des représentations politiques (CSPRP). Elle s'intéresse aux logiques d'action, territorialités et dynamiques identitaires dans des contextes de pauvreté extrême, en France et en Argentine.
Extraits ci-dessus d'une Conférence-débat de l'association Emmaüs et de Normale Sup' : Vivre sans abri, de la mémoire des lieux à l'affirmation de soi, Éditions rue d'Ulm/Presses de l'École normale supérieure 2011, Collection La rue ? Parlons-en ici
(3) Dominique Rammaert, belge, est diplômé du Conservatoire royal de musique de Bruxelles en piano, musique de chambre, harmonie et direction d’orchestre.Parallèlement à l’enseignement de la musique, il anime à la Maison des Savoirs de Bruxelles une chorale composée essentiellement de personnes du Quart Monde. 
Extraits ci-dessus de son article Résonance en tout homme, publié en 1995 dans la Revue Quart Monde N°156 ici
Illustration 8 : le tableau en entier ici
(4) Jacqueline Chabaud, journaliste aujourd'hui retraitée, est membre de l’équipe de rédaction de la Revue Quart Monde.
Extraits ci-dessus de son article La culture, c’est le refus de la misère, publié en 1995 dans la Revue Quart Monde N°156 ici
Illustration 9 : En savoir plus sur l'actualité récente de Raymond Depardon, photographe, réalisateur, journaliste et scénariste français, considéré comme l'un des maîtres du film documentaire : ici
Illustrations 10 & 11 : En savoir plus sur L'Armoire aux argents de Fra Angelico ici
(5) En savoir plus sur Chiharu Shiota et voir la vidéo sur le site de la Maison Rouge avec le sous-titrage en français ici
(6) Saint Augustin, LES CONFESSIONS, Livre X.
Augustin d’Hippone, ou saint Augustin, né dans le municipe de Thagaste le 13 novembre 354 et mort le 28 août 430 à Hippone, était un philosophe et théologien chrétien de l’Antiquité tardive, évêque d’Hippone, et un écrivain.