vendredi 29 mars 2013

Vol de nuit

Vana Xenou,  Arrivée-Passage
Paris, Jardin du Palais Royal, octobre-décembre 2007 
© Photographie Barbara Sabaté Montoriol
Soixante-dix nuits partagées avec Christian, Nasser, Daniel, Pierrot et Cédric. Quatre-vingt bénévoles les uns après les autres, comme dans une longue procession,  pour franchir avec eux le cap de chacune de ces nuits d'hiver, passage vers une nouvelle journée d'errance s'ajoutant à la précédente.
Hiver solidaire a pris fin avec une dernière nuit le dimanche 17 mars 2013.
Revenons sur ce temps si particulier qu'est la nuit. Comme le dit le père dominicain Pedro Meca à Laure Adler (1)«La nuit est un monde très spécial qui élimine beaucoup de différences, [...] des différences énormes, mais on se retrouve, il y a une certaine manière d'être ensemble [...], on est plus proche.» 
Au cœur de ces nuits , «au-de-là de nos étiquettes d'accompagnants et de personnes accompagnées, nous partageons tous une commune humanité. Et c'est dans cette humanité qu'une résilience peut se construire.»(2)

Pascale Peyret, Chapelle de nuit,
Photographie au Sténopé, 2012
Dans l'ombre qui envahit la chapelle, nous sommes dans un climat de confiance. Comme cette image que Pascale Peyret fait naître après un long temps de pose -toute la nuit- de son sténopé, «la confiance n'est pas quelque chose qui se déclare a priori, mais qui se construit au fil du temps», écrit le psychologue Jacques Lecomte. (2)
Mais il nous rappelle aussi que lorsque l' «on s'investit dans une action sociale, on ne peut le faire que dans cette double dynamique : la lucidité sur les difficultés, mais aussi la conviction que les gens peuvent évoluer.»


Certains soirs, au seuil de ces nuits, l'air est chargé de diverses tensions :
Henrique Oliveira, Desnatureza, 2011
Plywood - 3,1 x 3,8 x 3,6 m
Paris, Galerie Vallois
petit accrochage entre Pierrot et Christian pour des questions d'hygiene le quarante-quatrième soir,  raconte Benoit-Pierre ; entre eux tous et Nasser qui avait arrêté le chauffage trop tôt le cinquante-quatrième, dit Jean-Éric. «Rien de grave sur le fond», ajoute ce dernier, «mais une grande sensibilité, signe sans aucun doute d'un certain mal être.» 
Le quarante-sixième soir, Pascale évoque «une ombre persistante au tableau» avec Nasser qui arrive à nouveau en état d'ébriété.  Et Pierre dix jours plus tard de relater «de ci de là de furtifs mais très palpables instants de tension entre Nasser (fidèle à ses habitudes) mais aussi Pierrot, Daniel et Cédric, heureusement assez vite dissipés.»
Le regard de Pedro Meca (1) nous éclaire pour accueillir ces hommes semblables à nous et pourtant si différents : « Regarder l'autre avec le regard de Dieu : dans ma foi je sais que Dieu aime chacun, qu'on est aimé par Dieu. Donc si Dieu m'aime, ce n'est pas à cause de mes mérites - la seule raison de l'amour c'est aimer- et s'il m'aime moi, il aime tous les autres, il aime celui qui est ivre le soir dans la rue. Or Dieu ne peut pas aimer ce qui est mauvais dans l'homme, il ne peut aimer que ce qui est aimable. Et alors qu'est-ce que Dieu voit d'aimable dans cet homme que je rencontre tous les soirs et qui est soûl ? Eh bien c'est ce regard là porté sur l'autre qui le fait devenir chrétien.»
José de Ribera, Le songe de Jacob, 1639, Madrid, musée du Prado
Jean-Louis Linchamps (3) qui, en d'autres lieux,  assiste lui aussi de «pauvres compagnons d'infortune pour qui la douleur est la compagne des nuits et le cauchemar des jours», conseille : «Gardons-nous de croire que nous avons compris ce qui chez l'autre fait obstacle à une relation apaisée, mais gardons à l'esprit que cette souffrance existe.» 

Pendant la trente-quatrième nuit, alors que «des quintes de toux s'envolent dans la nef», relate Damien, «je trouve le sommeil vers une heure, après avoir mélangé mes prières et mes vœux pour ces hommes que nous accueillons et qui semblent ne plus attendre grand chose de la vie.»


Service Lambert-Rousseau : assiette plate, faïence fine 1873-1875.
Période Leboeuf-Milliet et Cie (1841-1875)
Paris, musée d'Orsay
Alors que certains sombrent bon gré, mal gré dans le sommeil, pour d'autres, les nuits sont souvent bien fraîches et agitées. Dès la quatrième édition, Pascale raconte que «Pierrot a tourné toute la nuit entre la cuisine et la chapelle.» La nuit d'après «Pierrot tousse beaucoup, fait des cauchemars et se relève pour manger un pot de confiture, le reste de gâteau, une demi-baguette et  un demi camembert !», décrit Corinne.
Il en va de même lors de nombreuses nuits suivantes. Au lendemain de la quarantième nuit, Arnaud remarque que «la petite souris n'a rien mangé, probablement dissuadée par les blagues et sous-entendus appuyés à son sujet au cours du repas.»


Georges de La Tour (1593-1652), Le Songe de saint Joseph
Huile sur toile Hauteur, 93 x 81 cm
Nantes, musée des Beaux-Arts
Éric évoque l'intensité des bruits de la cinquantième nuit : «toussotements, toux grasse ou sèche, raclements de gorge, râle, ronflements aussi réguliers que le métronome le plus huilé... »

Mais ces nuits sont aussi parfois des moments de grâce, comme le rapporte Éric, le trente-huitième soir, «la nuit déroula son manteau et tout le monde dormit du sommeil du juste» ; ou Corinne  qui, pour la soixante-quatrième nuit, est « arrivée avec un mal de tête lancinant et une envie moyenne », et...s'est « couchée ravie » et a « dormi comme un bébé. »


Après "la cinquante-neuvième", une « nuit sans bruit », une surprise attend Damien  à son retour chez lui. Là, il trouve dans son sac un vieux livre jauni intitulé :
 Le zéro et l’infini.
Georgia Russell, Book art 2012
Représentée à Paris par la 
Galerie Karsten Greve
Il l’ouvre. Un avertissement lui signale que ce livre est la synthèse des vies de plusieurs hommes qui furent victimes du procès de Moscou. 
Sur les premières pages il découvre une citation de 
Crime et Châtiment de Fiodor Dostoïevski : « Voyons, voyons, mon ami, on ne peut pas vivre absolument sans pitié. »
Damien se dit alors que ce livre, oui, sûrement, est un cadeau de Pierrot qu’il a discrètement glissé dans son sac.

Le récit de Damien me fait davantage croire au signe qu'à la coïncidence. Peut être cette expérience de partage nous apporte-t-elle un regard plus aigu pour repérer ces signes.
Des signes qui vont à l'encontre de nos préjugés, libèrent et créent quelque chose de nouveau en nous, comme dans le processus de destruction créative, au scalpel, des livres extraordinaires de l'artiste écossaise Georgia Russell.


Fabienne Verdier
Ascèse du 02 février 2009
Série : Silencieuse Coïncidence
Pigments et encre sur toile 250 x 183 cm
Au matin suivant "la soixante-deuxième", une nuit calme, Pascale et Patrice découvrent, sur le tableau vert de la petite salle où se partagent les repas, le dessin d'un rond parfait.
«La boucle est bouclée, ainsi s'achève pour moi hiver solidaire 2013 », dit Pascale.
Ses mots me remettent en mémoire l'intense émotion née de la confrontation mentale d'un cercle parfait de Fabienne Verdier et d'une esquisse de Giotto (1267-1337). La force symbolique du cercle qui nous réunit autour des cinq accueillis d'hiver solidaire participe de cet émoi. Au XVIe siècle, dans ses Vies des artistes, Giorgio Vasari (4) relate en effet que
«l'envoyé du pape s'étant mis en route, pour aller voir Giotto et apprendre quels autres maîtres il y avait à Florence excellant en peinture et en mosaïque, passa par Sienne, où il s'aboucha avec nombre de peintres qui lui remirent des dessins. Arrivé à Florence, il se rendit un matin dans l'atelier de Giotto qu'il trouva en train de travailler, et lui exposa quelles étaient les intentions du pape. Il finit par lui demander un dessin qu'il pût envoyer à Sa Sainteté. Giotto qui était d'un caractère enjoué, prit une feuille de papier, appuya son coude sur sa hanche, pour former une espèce de compas, et traça, avec un pinceau teint en rouge, un cercle si égal de rayon et d'épaisseur que c'était une merveille à voir. Cela fait, il dit en souriant au gentilhomme : "voilà le dessin demandé." Celui-ci se voyant joué, s'écria : "n'aurai-je point d'autre dessin que ce rond ? - Il est plus que suffisant, lui répondit Giotto ; envoyez-le avec les autres, et vous verrez si on en reconnaîtra l'auteur."
L'envoyé du pape, voyant qu'il ne pouvait obtenir d'autre dessin, s'en alla fort mécontent, soupçonnant qu'il avait été bafoué. Néanmoins il envoya ce dessin avec les autres au pape, et les noms de ceux qui les avaient faits et raconta comment Giotto avait tracé son cercle, sans remuer le bras et sans compas. D'où le pape et ses courtisans, qui s'y entendaient, comprirent combien Giotto l'emportait sur tous les autres peintres de son époque. »

Théodore Chasseriau (1819-1856)
Crayon noir, lavis gris et rehauts de blanc sur 
papier beige 49,9 x 66,9 cm.
Paris, musée du Louvre,
Finalement, investissant subjectivement ce lieu, CédricPierrot, Daniel, Nasser, Christian et nous tous avons développé des attaches affectives avec l'espace de la chapelle. Nous avons tenté, comme l'écrit Serge Clément (5) «d'aménager dans l'éphémère des lieux de vie  [...]» ; nous avons proposé «"un toit sur la rue" [...] pour ces hommes qui avaient besoin  [...] d'un lieu où ils étaient attendus, véritablement attendus  [...], où on connaissait leur nom, où on connaissait [...] leur histoire.»
Nuits après nuits, nous avons rêvé pour eux l'impossible à commencer par «le repos qui engendre l'exercice du rêve, dans ces lits qui nous enveloppent environ le tiers de notre existence. » (3)

Ange sur une fresque dans la cathédrale d'Autun,
XIIe siècle, 
Saône-et-Loire
© Photographie Barbara Sabaté Montoriol, sept. 2009
« L’Impossible

Nous vivons sans savoir que nous vivons.
Certains dans des couloirs,
d'autres dans les rues, n'importe où.

De nouvelles machines s’installent.
Une folle agitation anime
les pièces perdues pas remplacées.

Des parents, des étrangers
s’approchent et disparaissent.
Parfois, il y aurait de quoi pleurer.

Un jour, quelqu’un est mort,
un autre jour, c’est une guerre,
ou pire que ça – ou quoi encore ?

À travers la vitre, au loin,
des cris, des conversations.
Pourtant personne ne parle.

Une parole, un mot juste,
un simple jeu suffirait,
une interruption.

À nouveau, alors, les nuages,
à nouveau un texte,
à nouveau les gouttes du temps. »

M.B. (6)


NOTES & LIENS

Illustration 1 : En savoir plus sur Vana Xenou    ici  
(1) Écouter l'interview de Pedro Meca -Père dominicain, fondateur de l'Association "Les Compagnons de la nuit" et du centre La Moquette, lieu de rencontre entre SDF et ADFpar Laure Adler ici
(2) Jacques Lecomte est docteur en psychologie, chargé de cours à l'université Paris Ouest Nanterre La Défense et à l'Institut catholique de Paris. Extraits ci-dessus d'une Conférence-débat de l'association Emmaüs et de Normale Sup' : La résilience, se reconstruire après un traumatisme, Éd. rue d'Ulm/Presses de l'École normale supérieure 2011, Collection La rue ? Parlons-en ici
Illustration 2 : En savoir plus sur Pascale Peyret ici
Illustration 3 : En savoir plus sur Henrique Oliveira ici
(3) Jean-Louis Linchamps est assistant social à La Consigne article 23, Espace social télé-service à Bruxelles.
Extraits ci-dessus de « L'errance humaine des sans domicile fixe », Revue Pensée plurielle, 2004/2 no 8, p. 61-68.
Illustration 4 : José de Ribera ( 12 janvier 1591 à Xàtiva - 1652 à Naples ), est un peintre et graveur espagnol de l'ère baroque, connu sous le nom de Giuseppe Ribera en italien. Il est l'un des représentants du ténébrisme et de l' école napolitaine.
Illustration 5 : En savoir plus sur le Service Lambert-Rousseau conservé à Paris au musée d'Orsay ici
Illustration 6 : Georges de La Tour(1593-1652), qui a été redécouvert assez récemment occupe désormais une place éminente dans l'histoire de la peinture française. Son art le rattache au caravagisme avec lequel il est peut-être entré en contact par l'intermédiaire des peintres hollandais de l'école d'Utrecht qui usent des mêmes effets luministes que lui.
Illustration 7: En savoir plus sur Georgia Russell  ici
Illustration 8: En savoir plus sur Fabienne Verdier  ici
Illustration 9: Elève d'Ingres et de Delacroix, Théodore Chassériau est un peintre orientaliste français né à Saint Barbe de Samana-Saint Domingue (1819) et mort à Paris (1856).
(4) Giorgio Vasari (1511-1574), Vies des artistesGiotto di Bondone (1266?-1337)- Grasset, coll. Les Cahiers Rouges
(5) Serge Clément et al., Quand des sans-logis habitent ensemble : modes de résidence et formes de lien socialRevue Espaces et sociétés, 2004/1 n° 116-117, p. 175-188. 
(6) Texte de Michel Butel, extrait du Journal L'impossible n°1, page 8.



dimanche 3 mars 2013

Les sortilèges de la mémoire


Loris Cecchini, Gaps (airborne), 2010
Résine de polyester, peinture,
150x150x7 cm
© Espace culturel Louis Vuitton /© Adagp, Paris 2012
Cinquante-six soirées et nuits, moments partagés avec Christian, Nasser, Daniel, Pierrot et Cédric et autant d'ondes de souvenirs qui ondulent à la surface de la mémoire collective de notre groupe de bénévoles.   
L'heure du bilan n'est pas encore venue mais le sentiment diffus de son approche s'instille peu à peu dans nos esprits, dans celui des accueillis aussi peut être. 

Pour endiguer cette appréhension sourde, flânons un peu dans les méandres de notre mémoire de ces moments partagés mais sans oublier notre optimisme, nous souvenant de Saint Augustin pour qui «la mémoire est activité de l'esprit en tant qu'il est la substance d'un être en devenir».         


Raoul Dufy,  La promenade des Anglais
Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris 
La mémoire un peu vacillante de Pierrot laisse, de temps à autre, entrevoir un monde onirique plein de poésie.  
Ainsi que l'écrit si joliment Pierre, le vingt-deuxième jour, «avec Pierrot, nous avons encore voyagé la tête à l'envers : si la baie des Anges est, en effet, restée à Nice, la promenades des Anglais, elle, a quitté la ville pour se déplacer à Cabourg, réalisant ainsi le souhait d'Alphonse Allais de transporter les villes à la campagne ! Belle illustration des sortilèges de la mémoire.»  

Le vingt-cinquième jour, à Damien qui lui demande : 
« tu es bien joyeux Pierrot ?», 
il répond - « oui, joyeux trois minutes sur quinze à peu près».

Animaux fabuleux d'Égypte, illustration extraite de Robinet Testard,
Livre des merveilles du monde, fol. 15v, 1480-1485
Paris, Bibliothèque nationale de France


Un soir, il dessine à la craie un "chat carré" extraordinaire -que Pascale a la bonne idée d'immortaliser- sur le tableau vert de la petite salle où nous partageons le repas.  Lorsque je lui en fais compliment quelques jours plus tard, il sourit et me répond : «oui, un chat-Modigliani !».  Comment résister à l'envie de se remémorer  l'énumération de J.L. Borgès dans son Livre des êtres imaginaires (1) : «le dragon, Abtu et Anet, l'éléphant qui annonça la naissance de Bouddha, les elfes, les sylphes, [...]  les gnomes, Lilith, le renard chinois, Youwarkee, le chat du Cheshire et les chats de Kilkenny  [...] l'oiseau de la pluie et ainsi de suite

Christian Boltanski, Monument to the lycée chases,
Christie's,London Lot : 341 / 
© Adagp, Paris 2012
Le trente-septième jour, après le repas, Pierrot colle consciencieusement sur le mur les photos de Pascale, les bénévoles  (la série de l'année dernière) : il reconnaît quelques visages mais ne peut nommer personne. 
Guère plus de succès, le quarante-deuxième jour,  avec Daniel  à qui je demande s'il se souvient de quelques noms. Mais je lis une pointe d'espièglerie au fond de ses yeux.

Comme le remarque Corinne, malgré leurs différences, la diversité de leurs situations,  il y a beaucoup de bienveillance entre Christian, Nasser, Daniel, Pierrot et Cédric. 
«Cette diversité ne doit pas être oubliée car elle exige de nous qu'à chaque fois nous prêtions attention à la singularité des individus pour tenter de les comprendre depuis leur expérience historique particulière», écrit avec justesse l'anthropologue Claudia Girola (2).

Bartolomeo Bettera, nature morte aux instruments,
Milieu du XVIIe siècle, Israel Museum, Jerusalem
Le vingt-sixième soir, Pierrot fait rire Juliette, Pascal et Bruno en soutenant qu'il a fait partie d'un groupe de rock qui s'appelait "Les Tagliatelles".

Cinq jours plus tard, Jean et Jean-Baptiste offrent un concert spontané aux accueillis : Jean au violon et Jean-Baptiste au piano, improvisation sur musique arabe pour Nasser, Bach pour Christian, puis différents morceaux de musique pour terminer par une berceuse.

Ainsi que le raconte le chef d'orchestre Dominique Rammaert (3) : « Je me souviens d’une phrase du père Joseph Wresinski :

Rosso Fiorentino, Ange musicien1522,
Gallerie des Offices, Florence
 « (…) Imprégniez-vous de tout ce que les hommes ont de plus achevé en expression musicale ». Cette phrase ne peut que résonner en moi, musicien qui sais combien cet art a la capacité d’enthousiasmer (dans le sens étymologique de « porter en dehors de soi ») et de propulser à la rencontre de ce qu’il y a de meilleur en l’homme.»
Dans un très intéressant article de la Revue Quart Monde, il poursuit : « [...] la musique transmise par le langage des sons touche à l’universel car, implicitement, elle parle par elle-même de ce que, d’ailleurs, les plus appauvris d’entre nous reconnaissent comme semblable, comme faisant aussi partie d’eux-mêmes [...].»

Georges de La Tour (1593 -1652), Le tricheur, 146x106 cm
Musée du Louvre, aile Sully, 2e étage
La quarante-sixième soirée est enchantée, avec Marc qui vient accompagné de son cousin Damien...le magicien. «Tours de cartes, apparitions, disparitions, nous sommes tous fascinés, impressionnés », raconte Pascale. En professionnel, Damien ne dévoile pas ses astuces, même à Christian qui voudrait bien savoir comment on coupe une femme en deux !

«Qu’il s’agisse de musique, de peinture, de littérature, de science… aucune œuvre ne serait créée sans la relation de son auteur à des devanciers et à ses contemporains. Le « Je » de l’homme, fut-il un créateur de génie, est toujours pluriel, [...].
Refuser la misère, c’est [...] d’abord refuser ce qui casse les relations entre les gens», nous dit encore la journaliste Jacqueline Chabaud (4).

Raymond Depardon, San Clemente, 1979
 « [...] le partage de la culture constitue l’un des moyens de briser la misère, affirmation malheureusement encore bien loin de convaincre la majorité des gens. [...].» Bien plus « [...] la culture [...] est, en soi, refus de la misère. Une définition sans doute encore irrecevable, bien que, nul ne le conteste, toute culture naisse et vive de la relation entre les êtres humains. Mais une définition d’autant plus nécessaire à faire sienne en un temps où l’on confond dangereusement partage de la culture et consommation des biens culturels, devenus des produits absorbés isolément par des individus.»

Fra Angelico, Les saintes femmes au tombeau
1448-1453
une des onze scènes du dernier panneau
de L'Armoire des ex-voto d'argent-  38,5 x 37 cm
Couvent San Marco, Florence
Le quarante-deuxième soir, pendant que tous s'activent pour dresser la table, Christian qui a une excellente mémoire se souvient de ma recherche infructueuse  de l'auteur des "femmes au tombeau"  (affiche sur le mur au-dessus du micro-onde) : il m'interroge du regard avec malice. Entre temps j'avais poursuivi mon investigation, vu la même image illustrant une page du site internet de la paroisse Notre Dame des Victoires et envoyé un mail auquel m'avait répondu fort courtoisement sœur Marie-Raphaël, il s'agit de Fra Angelico : la mémoire me revient. Christian hoche la tête, et me questionne encore sans mot dire, d'un léger haussement de sourcil, avec subtilité, comme il sait si bien le faire. J'explique que c'est vers 1450 que Fra Angelico réalise pour Pierre de Médicis, le fils aîné de Cosme l'Ancien, le reliquaire abritant les nombreux ex-voto qui étaient conservés devant L'Annonciation de l'église de la Santissima Annunziata, une fresque du XIVe siècle dont on disait que le visage de Marie, peint par un religieux y aurait été achevé par un ange. 


Fra Angelico, Les saintes femmes au tombeau, 1448-1453
Dernier panneau de L'Armoire des ex-voto d'argent
Couvent San Marco, Florence
Fra Angelico représente en trente-deux scènes le cycle de la vie du Christ sur cette Armoire aux argents, qui tire son nom de la matière métallique des ex-voto. 
Ironie de mon "amnésie",  la structure de L'Armoire épouse une forme de pensée intimement liée avec la culture dominicaine, celle des "arts de la mémoire". 
C'est sous ce nom que l'on désignait un procédé mnémotechnique  -hérité de l'Antiquité- consistant à associer des lieux déjà connus avec le savoir que l'on souhaitait s'approprier.  

En songeant à ce lieux où il sont accueillis, à cette ancienne chapelle de la maison des jeunes de Saint-Vincent-de-Paul, Christian, Nasser, Daniel, Pierrot et Cédric garderont-ils, comme nous la mémoire «des moments de rare intensité, intensité de l'échange, de la réflexion, intensité gustative, intensité des bruits de la nuit...», comme le dit si bien Éric ?

Il me semble que les installations de la jeune artiste japonaise Chiharu Shiota (5) sont une troublante expression de nos mémoires entremêlées et nous interpellent imperceptiblement, comme le fait volontiers l'art contemporain : 
que mettrions nous dans une valise si nous devions renoncer à notre maison ?



Tous ses fils tendus ne matérialisent-ils pas dans l'espace la complexité de nos relations, des sentiments qui nous lient aux "sans chez soi", nous qui croyons parfois faire partie d'un monde séparé ?

«Quelle force dans la mémoire !  C'est un je ne sais quoi, digne d'inspirer un effroi sacré, ô mon Dieu, que sa profondeur, son infinie multiplicité ! Et c'est cela, c'est mon esprit ; et cela c'est moi même...», nous rappelle encore Saint Augustin (6).


NOTES & LIENS

Illustration 1 : En savoir plus sur Loris Cecchini : ouvrir la rubrique LES ARTISTES et aller à CECCHINI LORIS   ici  
(1) Jorge Louis Borges, Livre des êtres imaginaires, Gallimard, collection L'imaginaire, n° 188

Illustration 5 : En savoir plus sur Christian Boltanski ici
(2) Claudia Girola est anthropologue, maître de conférences en sociologie à l'université Paris-Diderot et membre du Centre de sociologie des pratiques et des représentations politiques (CSPRP). Elle s'intéresse aux logiques d'action, territorialités et dynamiques identitaires dans des contextes de pauvreté extrême, en France et en Argentine.
Extraits ci-dessus d'une Conférence-débat de l'association Emmaüs et de Normale Sup' : Vivre sans abri, de la mémoire des lieux à l'affirmation de soi, Éditions rue d'Ulm/Presses de l'École normale supérieure 2011, Collection La rue ? Parlons-en ici
(3) Dominique Rammaert, belge, est diplômé du Conservatoire royal de musique de Bruxelles en piano, musique de chambre, harmonie et direction d’orchestre.Parallèlement à l’enseignement de la musique, il anime à la Maison des Savoirs de Bruxelles une chorale composée essentiellement de personnes du Quart Monde. 
Extraits ci-dessus de son article Résonance en tout homme, publié en 1995 dans la Revue Quart Monde N°156 ici
Illustration 8 : le tableau en entier ici
(4) Jacqueline Chabaud, journaliste aujourd'hui retraitée, est membre de l’équipe de rédaction de la Revue Quart Monde.
Extraits ci-dessus de son article La culture, c’est le refus de la misère, publié en 1995 dans la Revue Quart Monde N°156 ici
Illustration 9 : En savoir plus sur l'actualité récente de Raymond Depardon, photographe, réalisateur, journaliste et scénariste français, considéré comme l'un des maîtres du film documentaire : ici
Illustrations 10 & 11 : En savoir plus sur L'Armoire aux argents de Fra Angelico ici
(5) En savoir plus sur Chiharu Shiota et voir la vidéo sur le site de la Maison Rouge avec le sous-titrage en français ici
(6) Saint Augustin, LES CONFESSIONS, Livre X.
Augustin d’Hippone, ou saint Augustin, né dans le municipe de Thagaste le 13 novembre 354 et mort le 28 août 430 à Hippone, était un philosophe et théologien chrétien de l’Antiquité tardive, évêque d’Hippone, et un écrivain.