samedi 2 février 2013

Températures & Rituels

Bertrand LavierBeaunotte/Nevada 1989
Chaque soir, trois ou quatre d'entre nous retrouvent Christian, Daniel, Pierrot, Nasser et un nouvel arrivant : Cédric. Nous sommes à présent soixante-et-onze personnes qui se relaient pour partager des moments vrais et chaleureux.
Les bénévoles apportent de menus objets : prise multiple, nappe en papier, bougies, etc. On réalise la quantité d'objets banals qui peuplent notre quotidien, auxquels nous ne faisons guère attention mais qui deviennent soudain très importants lorsqu'on en est privé.
Les premiers jours les provisions restantes sont conservées sur le rebord de la fenêtre.
Le sixième jour Édouard donne un frigo.
Pierre et Daniel l'installent.
Apprivoiser le froid, conserver les denrées, s'installer dans la durée.


Mark Rothko Sans titre (Rouge, orange)
Huile sur toile, 233 x 176 cm
Fondation Beyeler
Cyrille et René trouvent la porte du réfrigérateur à terre lorsqu'ils arrivent le quatorzième jour. Après une tentative de réparation infructueuse, René apporte un nouveau frigo sorti de sa cave.
Le lendemain, c'est le micro-ondes qui refuse de fonctionner. Laurence et René fournissent un four électrique ocre-jaune surmonté de plaques chauffantes : un vrai luxe !
Le soir du huitième jour, le froid et la neige sont terribles : Christian arrive avec les mains gelées. Tiédeur et cordialité ambiante ont peu à peu raison du froid qui lui mordait les doigts.
Chaque soir, Daniel met la table, il est heureux de participer. Comme dit Damien, songeant aux mots de Jean Oury -le créateur de la clinique de La Borde- "pour nous soigner, soignons d'abord la maison commune".
Nasser apporte des trésors à partager avec tous : un soir des dattes fraîches, un autre du bon pain de campagne,  et encore un pot de primevères délicatement laissé devant la porte de la chapelle.

Gerhard Richter  Bougie, 1982
Huile sur toile 90 x 95 cm
Après le repas, Christian aime prendre en charge le "cérémoniel" de la vaisselle avec un soin infini : les autres l'entourent et le regardent, fascinés, en attendant le moment d'essuyer les assiettes.
Les habitudes s'installent.
Au fil des jours, on invente des rituels. On s'inscrit ainsi dans une douce répétition. Il semble que le rituel soit un apaisement. Lié au sacré, il assure le rassemblement de la communauté, restaure le lien social. Un soir on allume des bougies : "c'est dimanche quand même !", dit Christian.
Finalement, ces rituels ont un rôle structurant pour chacun d'entre nous.

Comme raconte Pierre, "chacun fait selon ses habitudes et à son rythme" : c'est essentiel.

El Anatsui  Many Moons - 2007- Aluminum and copper wire - détail
Ainsi que l'écrit très joliment la philosophe Frédérique Ildefonse"Celui qui participe à un rituel n'est pas clos sur soi, il est dans un maillage, dans un tissage de la communauté."

Les sculptures monumentales du grand artiste africain El Anatsui qui utilise les techniques du tissage traditionnel pour transformer des matériaux recyclés, métaux légers et plastiques, sont une belle métaphore de nos rituels d'hiver solidaire !


NOTES & LIENS
Illustration 1 : plus sur Bertrand Lavier ici
Illustration 2 : plus sur Mark Rothko ici
Illustration 3 : plus sur Gerhard Richter ici
Illustration 4 : plus sur El Anatsui ici
Jean Oury : un article intéressant pour en savoir plus ici 
Frédérique Ildefonse est une ancienne élève de l’Ecole normale supérieure, agrégée de philosophie, née à Poitiers, en 1964. Spécialiste de l’Antiquité grecque, en particulier de la grammaire et de l’histoire de l’intériorité, elle est directrice de recherche au CNRS.